Cherche flic pour lecture citoyenne à Tipaza…
« Tu
sentiras derrière toi toute la gendarmerie, toute l’armée,
toute la force
publique pesant sur ton cerveau d’un poids incalculable »
Flaubert à Maupassant
J’ai
lancé depuis quelque temps un cycle de lectures théâtrales sous le concept
« Pièces détachées – Lectures sauvages ». L’idée est simple :
investir de nouveaux territoires pour y injecter un peu d’imagination par de
l’action artistique ; sortir la littérature des livres et des lieux
convenus et la jeter dans la rue ; affranchir le théâtre de la
bureaucratie anti-créationnelle et donner à entendre des textes dramatiques
dans des conditions minimales de représentation ; des textes qui ont très
peu de chances, on l’imagine, d’être joués dans les théâtres institutionnels.
Et il est aisé de deviner la dimension politique de ce cycle et sa portée
« citoyenne » en ce qu’il se veut une modeste manière de ma part d’occuper
le terrain, de conquérir l’espace public et de prendre la parole en toute
liberté, clandestinement, sans autorisation, sans préalable ni préavis, dans la
simplicité et la spontanéité du partage. Au nom de l’état d’urgence, de la
déraison d’Etat, du « tchoukir d’Etat
», de la « BOUTEFLICAILLE » et du
« bouteflico-zerhounisme », la rue nous est confisquée depuis
maintenant 17 ans, et à Alger, l’espace public est particulièrement
« rationné » depuis la marche épique du 14 juin 2001. Pour
« donquichottesque » qu’elle soit, l’initiative n’en aspire pas moins
à aller à la conquête d’espaces divers, qu’ils soient populaires ou
« underground », et d’y reprendre la parole par le théâtre, en
somme, de réapprendre à être citoyens à part entière, en Algériens libres et
indépendants depuis 1962, en rejetant le principe d’être confinés dans des
« réserves culturelles » contrôlées par le pouvoir politique et
policier et tenaillées par la police des corps et des esprits. Oui, sortir la
littérature à l’air libre et libérer le théâtre de ses tréteaux placés sous
surveillance, voilà le mot d’ordre.
Trois
lectures se sont tenues jusqu’à présent sous ce concept, la première, le 15
juillet dernier, à la Safex
Shakespeare
expliqué à un divisionnaire
Les
faits : j’ai pris place à hauteur de la fontaine romaine située à quelques
encablures du théâtre antique avec un groupe de spectateurs : des jeunes,
des journalistes, des professeurs – dont l’illustre critique littéraire
Christiane Chaulet-Achour –, des étudiants, des artistes, des militants
associatifs, des badauds. J’avais entamé ma lecture (avec, au menu, des scènes
de ma dernière pièce Les Borgnes ou Le
Colonialisme intérieur brut) quand, au bout d’une demi-heure, deux agents
de sécurité du site sont venus nous interrompre avec autorité. « Habssou koulache ! »
intime l’un d’eux, « arrêtez
tout ! », avant d’ajouter : « Taffi, taffi la camira » à l’adresse du cinéaste Lamine-Ammar
Khodja qui filme ces lectures. Pendant ce temps, d’autres spectateurs
continuaient d’affluer en demandant naïvement au personnel du site « win el masrahia », « où se
passe la représentation ? ». Les deux agents eux-mêmes ont reconnu
que c’était cela qui les avait mis au parfum de cette opération. Ils me
demandèrent si j’avais une autorisation. Naturellement, j’ai dit non. Ils me
firent savoir alors que c’était quelque chose d’illégal et que j’aurais dû
prendre attache avec la direction du musée de Tipaza. L’un d’eux me
lança : « Mamnou takhtab
fen’nass ». Je leur expliquai sereinement que ce n’était pas une
« khotba » mais du théâtre.
On finit par trouver calmement un terrain d’entente. Les deux hommes
m’invitèrent simplement à changer de place. « Il ne faut pas vous mettre devant les ruines. Le site doit être dégagé
afin que les visiteurs puissent en profiter » précisa l’un des agents
avant de nous suggérer de nous mettre sous un arbre, en retrait. Les
spectateurs se sont généreusement exécutés sans faire de vagues en échangeant
quelques plaisanteries de bon aloi avec les deux agents de sécurité. L’un d’eux
me fit : « Achouâra yahadrou
bel alghaz », « les poètes parlent avec des énigmes », avant
de nous abandonner à notre « énigmatique cabale ». Le public et
moi-même prîmes cette péripétie avec philosophie en nous disant que cela
faisait partie du concept et donnait du piment au spectacle qui, pour
l’occasion, vira à la performance politique et prenait des airs de happening.
Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que trois policiers débarquèrent,
revêtant l’uniforme des BMPJ. Ils me demandèrent d’emblée : « Qui est responsable de ce
rassemblement ? Vous êtes une association ? » Je leur
expliquai que je répondais seul de cette action. « Mamnouâ atadjamhour hna », « il est interdit de se rassembler et de réunir les gens comme ça »
me signifièrent-ils. Un policier me demanda mes papiers. Il paraissait être de
formation littéraire – ce qu’il me confirmera par la suite. Il saisit mon
manuscrit ainsi qu’un exemplaire d’un livre édité, une autre pièce de théâtre
intitulée « Clandestinopolis »
et les examina d’un air absorbé en scrutant dialogues et didascalies.
« C’est un récit ? » risqua-t-il. Je répondis que c’était du
théâtre. « Ah ! Vous êtes un
écrivain ! » finit-il par
concéder. Son acolyte se montra sceptique ; il soupçonnait qu’il y ait du
« tahridh » (incitation
subversive) dans le texte. Il s’enquit de la composition de l’assistance et de
la qualité des présents. Je le rassurai que nous n’étions pas des terroristes.
Après m’avoir servi le sermon d’usage sur l’obligation de se munir d’une
autorisation avant d’organiser pareil événement, les policiers me prièrent de
les accompagner au poste. Ils m’embarquèrent ainsi en bonne et due forme, à
bord d’un 4X4 de marque Soreno et m’emmenèrent droit au siège de la sûreté de
wilaya de Tipaza. Chemin faisant, nous croisâmes un comédien de la fameuse
émission « Lafhama » et les
policiers de le couvrir de salutations enthousiastes. A la sûreté de wilaya, un
officier au grade de commandant, probablement un commissaire divisionnaire, me
reçut aimablement. Il m’invita d’entrée à lui livrer ma version des événements.
Suite à quoi il me dit : « Ce
n’est pas du tout comme ça qu’on m’a présenté les choses. Ce qu’on m’a rapporté
est qu’il y avait quelqu’un qui parlait des ruines romaines à un groupe de
visiteurs. Or, on ne peut pas laisser n’importe qui s’improviser guide sur ce
site ! ». Il expertisa à son tour la pièce de théâtre qui prenait
pour le coup, et sans jeu de mots facile, l’allure d’une « pièce à conviction ».
Il s’attarda un peu sur le sous-titre qui semblait l’intriguer : « Le Colonialisme intérieur brut »,
avant de m’interroger sur le sujet de la pièce. Je me retrouvai ainsi dans une
situation tragi-comique, à la fois cocasse et absurde, à faire la dramaturgie
des Borgnes dans un commissariat de
police. L’officier prit ensuite mes références : état civil, adresse, etc,
et n’omit pas de noter le titre de la pièce. Il feuilleta également mon autre
pièce, « Clandestinopolis ».
Un
peu d’air frais dans la tête du régime
Autre
chose qui le turlupinait : l’utilisation d’une caméra au cours de ma
lecture. Cela résume toute la hantise que le régime algérien a de l’image. Je
lui rétorquai que les satellites américains filmaient même nos sous-vêtements
et sondaient nos pensées les plus intimes, ce qui le fit sourire. Ce petit
interrogatoire fini, l’officier m’« autorisa » (le verbe-clé) enfin à
reprendre ma lecture sans autre formalité. Sur ces entrefaites débarqua le chef
de sûreté de wilaya en personne, vêtu en civil. Fort affable, il se fendit de
quelques boutades bénignes avant de m’exhorter à quitter le site. En clair, il
me recommandait, sur un ton qui se voulait amical, de renoncer à la suite de
mon programme. On me fit comprendre que cela risquait de valoir des ennuis aux
pauvres agents du site romain. Et c’est précisément pour ne pas « jouer
avec leur pain » que je résolus d’obtempérer la mort dans l’âme. J’ai été
touché d’apprendre que, pendant que j’étais à la Sûreté
Toujours
est-il que le spectacle a été gâché pour une stupide histoire d’autorisation.
Il me paraît proprement scandaleux d’exiger des Algériens un laissez-passer
pour la moindre broutille. Cela dit
toute la paranoïa d’un pouvoir terrorisé par son peuple au point de voir dans
un simple éternuement une atteinte à l’ordre public. Si nous sommes
toujours colonisés, qu’on nous le dise. Si l’Algérie est indépendante mais que
les Algériens sont toujours occupés, qu’on nous en avise et on déclenchera un
deuxième 5 octobre.
Je
tiens à informer nos matons que « Pièces détachées… » se
poursuivra, et je leur communiquerai le lieu, la date et l’heure de la
prochaine lecture (probablement à Ain Defla) en temps voulu. Je me permets de
chuter par ces mots d’une tribune « très » libre de Me Ali Yahia
Abdennour parue récemment dans El Watan,
et dans laquelle il écrit : « Il
faut insuffler un peut d’air frais à un pouvoir qui étouffe parce qu’il
maintient le statique mortifère qui est la même pièce de théâtre politique
jouée par les mêmes acteurs. »
Justement :
l’heure est venue de changer la pièce, le décor et les protagonistes…
Mustapha Benfodil, auteur.
Alger, 14 août 2009
NB : Le présent coup de gueule (que
l’on pourrait appeler « Le Manifeste de Tipaza ») a été publié par El
Watan dans son édition du dimanche 16 août 2009. Lire : http://www.elwatan.com/Cherche-flic-pour-lecture